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La génération #sunset
Le coucher de soleil est probablement l’un des premiers sujets que vous avez photographié. Sans vraiment savoir pourquoi. La réponse, la plus classique face à cette question c’est : parce que c’est beau. Alors, on encapsule une énième fois cet astre incandescent. Du petit smartphone au gros réflex. Que l’on sorte pour le contempler, en vacances, ou que l’on passe devant en sortant du travail. On ne peut s’empêcher de l’immortaliser.
Si j’ai choisi de traiter ce sujet, c’est parce que j’en ai fait une indigestion. Pendant un moment, je ne pouvais même plus me retrouver face à une photographie du coucher de soleil. Difficile, car elles inondent les réseaux sociaux.
Ma réaction à chaque fois que je tombais nez à nez sur le hashtag #sunset :
Edvard Munch, est le peintre de ce célèbre tableau nommé le « Cri »
Il décrit dans son journal le 22 janvier 1892. :
« Je me promenais sur un sentier avec deux amis – le soleil se couchait, tout d’un coup le ciel devint jaune et rouge sang ; je m’arrêtais fatigué et m’appuyais sur une clôture – il y avait du sang et des langues de feu qui éclaboussaient le sentier ; mes amis continuèrent et je restais tremblant d’anxiété ; j’ai senti monter en moi un grand cri et j’ai entendu ce Cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature… «
Edvard Munch
Ça paraît paradoxal, aborder un sujet que je ne supporte plus. Alors pourquoi je l’ai fait ?
Avant de m’éloigner définitivement de cette prolifération d’images aux tons orangés, j’avais besoin de trouver une réponse à ma question :
Est-ce seulement possible de réaliser un projet photo original sur le coucher de soleil ?
Est-ce possible de me faire oublier ce désagréable goût de déjà-vu ? Cette sensation que l’image sera toujours plus fade que le spectacle de la réalité.
À deux doigts de devenir un homme aigri, j’avais même préparé il y a quelques temps un article nommé « 30 ans de pratique pour photographier des couchers de soleil ». Pour me moquer gentiment de tous ces photographes qui ont cette manie d’accumuler pendant des années des images, sans savoir pourquoi, sans les transformer en un quelconque projet, sans même les imprimer.
Il s’avère que je me suis trompé. Moi qui était convaincu que le coucher de soleil, sujet le plus photographié du monde, ne pouvait plus être photographié sans tomber dans le cliché. Convaincu qu’il n’y avait pas de photographes capables de le réinventer. J’avais tort, et j’en suis heureux.
Cet article n’est pas tant à propos du soleil mais plus de la capacité à réaliser un projet autour d’un sujet éculé, prouver qu’il est possible d’apporter son regard unique sur quelque chose vu par des milliards de personnes. Quel meilleur sujet que le soleil pour le démontrer ?
Les photographes que je vais vous présenter m’ont prouvé le contraire.
Et ils ne font certainement pas parti d’un attroupement de la sorte :
Voici comment ils y sont parvenus.
Penelope Umbrico : le coucher de soleil, un patrimoine et une oeuvre collective
Je vous propose de commencer par le projet de l’artiste Penelope Umbrico car c’est celui qui sert le mieux la cause de cet article.
Car elle utilise précisément « la faiblesse » du sujet, le fait que le coucher de soleil soit photographié par tout le monde, à son propre avantage.
Penelope Umbrico, artiste américaine plasticienne se rend en 2006 sur Flickr, un site de partage bien connu des photographes, et découvre alors que le tag #sunsets (couchers de soleil) est le plus utilisé sur la plateforme à cette époque avec pas moins de 541,795 images trouvées par le moteur de recherche.
Elle raconte :
J’ai trouvé étrange que le soleil, source par excellence de vie et de chaleur, constant dans nos vies, symbole d’illumination, de spiritualité, d’éternité, de tout ce qui est inaccessible et éphémère, fournisseur omnipotent d’optimisme et de vitamine D et si omniprésent dans les photographies soit maintenant subsumé à internet. Cet objet singulier et chaud rendu multiple dans l’espace du web, et regardé à travers la lumière froide de l’écran.
Penelope Umbrico
Elle se sert alors de cette multitude de photographies, de cette obsession des photographes de tous horizons à capturer la beauté de cet instant de la journée. Réalise des tirages et en fait une compilation. Les soleils s’alignent, se succèdent, la singularité de la multiplicité crée le coeur du projet.
C’est la naissance de Suns from Sunsets from Flickr
En accumulant ces images de couchers de soleil, en les combinant de cette manière, elle crée une tout autre signification.
Personnellement, j’y vois le passage du temps, en chaque soleil un nouveau jour qui se termine. L’urgence de profiter de chaque instant, la brièveté de la vie. Tout cela dans en mettant l’accent sur les couleurs saturées et acidulées des images Flickr.
Chacune de ces images me fait penser au « Life Calendar », chaque semaine le propriétaire de ce calendrier doit noircir la case correspondant à la semaine écoulée. Voyant ainsi de ses propres yeux peu à peu sa vie s’écouler. Un sentiment d’urgence se dégage à la vue de celui ci. Chaque case noire, comme chaque soleil dans les images de Penelope Umbrico.
Je vous renvoie vers l’article de Wait but why : Your life in weeks
Réussir à créer un projet singulier, en partant du sujet le plus photographié, et justement le moins original du monde, est un tour de force.
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Une représentation du coucher de soleil dans la mémoire
Le sujet se transforme et n’est plus à propos d’un coucher de soleil unique, vu et photographié par une seule personne, mais d’une banque d’image collective assemblée. Cette vision commune du coucher de soleil participe à sa représentation dans l’esprit de chacun.
Et c’est probablement ce point qui m’a toujours dérangé. La première chose à laquelle je pense lorsque j’imagine un coucher de soleil, c’est l’image de celui ci et non l’instant lui même. Peut être est-ce aussi votre cas. L’image vient grignoter et prendre le pas sur l’expérience vécue.
La photographie pourtant sensée conserver le souvenir du sujet photographié intact dans la mémoire du photographe, vient peu à peu l’effacer, l’uniformiser jusqu’à ce qu’il devienne le cliché de lui même.
Pourtant le projet de Pénélope Umbrico réussit à rendre compte, organiser et donner une forme à cette représentation commune de cet instant.
Nous souvenons-nous de ce moment, ou mélangeons-nous ce souvenir avec les images que nous en avons vus ?
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Le trajet du soleil
On raconte dans la mythologie que c’est Apollon, fils de Zeus, qui conduit le char du soleil tiré par des chevaux à travers le ciel, pour amener la lumière du jour dans les différentes contrées de la Terre.
C’est ce trajet que le photographe japonais Ken Kitano s’est décidé à photograhier dans son projet « One day » comme son nom l’indique (« un jour »)
Ken Kitano, One Day
Une centaine de tours de soleil ça passe vite, hein mon vieux ?
Lomepal – Oyasumi
Pour réussir à photographier le trajet du soleil, il a utilisé une longue exposition qui permet à la lumière de pénétrer le capteur de son appareil, toute une journée durant ce qui laisse ce fameux tracé lumineux sur l’image.
Le résultat époustouflant représente le passage du temps en une seule image. De cette façon on peut contempler la lumière du matin jusqu’au soir.
Une seule traînée qui fait penser à une météorite qui viendrait s’écraser sur terre, un tunnel vers l’au-delà ou l’arrivée d’un vaisseau spatial.
Ces photographies de la trajectoire du soleil me rappellent celles du lancement d’une fusée. Comme cette image du lancement au lever du soleil de la mission CRS-15 de SpaceX.
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Chris McCaw : le soleil brûle sur le papier
Le photographe Chris McCaw quant à lui, voulait photographier les étoiles lors d’un voyage.
Un soir, lorsque le camp est établi, il déclenche une longue exposition dans l’espoir de capturer la nuit étoilée.
Malheureusement (ou heureusement) pour lui, les effets de l’alcool l’ont empêché de se réveiller à temps pour arrêter l’exposition et fermer l’obturateur. Le soleil s’est donc levé et sa lumière intense a totalement modifié l’image.
Le soleil vient brûler son propre chemin sur le négatif photosensible. Après des heures d’exposition, le ciel, du fait de l’exposition à une lumière extrêmement intense, réagit par un effet appelé solarisation – une inversion naturelle de la tonalité par surexposition.
C’est un processus de création par la destruction.
De cette façon le soleil est physiquement « présent sur le papier », il est devenu un participant actif dans le procédé d’impression. Ce n’est plus une simple représentation de la réalité.
La quintessence même de la photographie, puisque celle ci se traduit en grec ancien par, phôs, phôtós (« lumière ») et gráphô (« écrire »), littéralement : « écrire avec la lumière »
Ce projet me fait penser à l’expérience de la loupe que je réalisais quand j’étais enfant, que la plupart d’entre vous ont déjà dû tester.
La concentration des rayons du soleil à travers la loupe dirigés sur une feuille d’arbre fait brûler la feuille lorsque l’on a trouvé la bonne distance entre la loupe et la feuille.
Pour un oeil averti, comment ne pas voir un rapprochement entre les brûlures du soleil de Chris McCaw et les compositions de l’artiste Lucio Fontana parsemées de fentes et perforations. Elles pourraient elles aussi faire penser à la trajectoire du soleil dans un medium totalement différent.
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Les mirages météorologiques de Paul Rousteau
Pour terminer, laissez moi vous présenter les Seascapes (paysages marins) du photographe Paul Rousteau. Celui ci a réalisé cette série en 2019, à bord d’un bateau au large de la mer de Corail en Australie.
Il a commencé par photographier l’océan, et le ciel mais s’est vite rendu compte que quelque chose n’allait pas. Toutes ces sensations, ces visions, il n’arrivait pas à les transmettre dans le résultat à la prise de vue.
« L’appareil photo brise et enferme la réalité. J’ai donc commencé à modifier mon appareil photo. J’ai créé des illusions d’optique, des aberrations chromatiques, [et] des mirages météorologiques. »
Paul Rousteau
Grâce à ces opérations dans l’appareil et à la chambre noire, Paul Rousteau se rapproche peu à peu du paysage fictif imaginé et ressenti. Un paradis colorée émerge alors.
On reconnaît le sujet, on le distingue mais l’on ne sait pas comment il a pu prendre cette forme. Ses photos restent un mystère pigmentaire.
Dans sa série, le paysage a ses éléments essentiels : l’eau, l’air et la lumière. Ce qui m’évoque instantanément dans un tout autre registre les paysages atemporels du photographe Hiroshi Sugimoto. Encore une excuse pour vous montrer comment deux photographes peuvent avoir une vision totalement différente d’un sujet similaire.
Si ces deux là n’ont pas encore fait l’objet d’une exposition commune, je lance l’idée. Car leurs travaux se complètent à merveille.
Souvent saturées, floues, les images de Paul Rousteau naviguent donc entre figuration et abstraction, peinture et photographie.
Je me décris comme un « Peintre Oisif », non seulement parce que je peins sans avoir subi le difficile apprentissage de la peinture, mais aussi parce que je veux que mes images soient légères, qu’elles aient l’air d’avoir été créées facilement, en un seul geste. Alors qu’en fait, cela implique beaucoup de travail et très peu d’oisiveté ! Avec la photographie, j’essaie souvent de montrer l’invisible dans mon travail. Je n’ai aucune preuve qu’un monde subtil existe, mais je crée des images qui pourraient l’illustrer. Les objets, les personnes et les paysages que je photographie sont, paradoxalement, un prétexte pour dépeindre ces allégories de l’invisible.
Paul Rousteau – Interview de Daniel Lichterwaldt
Comment appliquer le même principe à sa photographie ?
Cet article n’a pas pour objectif de vous faire photographier le coucher de soleil, mais de vous pousser à photographier à votre façon un sujet qui vous touche. Même si celui ci a déjà été photographié par d’autres personnes.
Beaucoup de photographes se cachent derrière la remarque « ça a déjà été fait », peut être que le sujet que vous souhaitez photographié a effectivement déjà été traité. Mais pas par vous. Et sûrement abordé avec un angle différent du vôtre. Le monde de l’art a besoin de visions différentes du même sujet. C’est même là précisément qu’on prend plaisir à découvrir la diversité des personnalités et styles de chaque artiste.
Merci à vous d’avoir lu cet article jusqu’au bout ! J’espère qu’il vous a plu !
Dites moi si vous souhaitez que je vous présente d’autres sujets, traités de différentes manières !
N’hésitez pas à partager l’article à un.e fan de couchers de soleil 🙂
On se retrouve pour le prochain sujet
PS: moi aussi j’ai photographié le sunset
6 réponses sur « Comment rendre intéressant le coucher de soleil en photographie »
Article intéressant, de voir que l’on peut peut quand même faire aborder sous un angle original un sujet aussi éculé…..et la dernière image fait son effet de surprise, bien vu !
Merci beaucoup ! Il y a toujours moyen d’être original, quel que soit le sujet ! Content que la dernière photo ait fait son effet 🙂
Merci pour la découverte du travail de Paul Rousteau qui complète en effet très bien le noir et blanc de Sugimoto !
Avec plaisir ! Deux artistes complémentaires en effet, je signe tout de suite pour une exposition commune
J’aime bien la façon dont tu as abordé et traité ce sujet largement éculé.
Merci Antoine !