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Photographie Projet photo

Comment transformer son job en projet photo

L’une des questions que l’on se pose le plus en tant que photographe c’est comment trouver une idée de sujet à photographier ?

Les photographes que je vais vous présenter aujourd’hui ont tous un point commun, ils ont utilisé leur job pour créer un projet.

On va découvrir ensemble comment ils ont fait, et comment vous pouvez faire vous aussi pour créer un projet photo personnel en photographiant votre job !

Pourquoi photographier son job ?

C’est vrai ça, pourquoi ? Quelle drôle d’idée d’amener son appareil photo sur son lieu de travail.

Parce que vous y passez énormément de temps

Pour la plupart d’entre nous, une carrière absorbe entre 50 000 et 150 000 heures. À l’heure actuelle, une longue vie humaine s’étend sur environ 750 000 heures. Si l’on soustrait l’enfance (~175 000 heures) et la partie de la vie adulte que vous passerez à dormir, manger, faire de l’exercice et vous occuper du corps dans lequel vous vivez, ainsi que des courses et de l’entretien général de la vie (~325 000 heures), il vous reste 250 000 « heures utiles en tant qu’adulte ». Une carrière typique occupera donc entre 20 % et 60 % de votre temps utile pour l’adulte – pas de quoi faire la fine bouche.

Tim Urban

Utilisez votre temps de travail pour photographier

Vous allez passer entre 50 000 et 150 000 heures à travailler dans votre vie, qu’allez vous en faire ?

L’excuse la plus commune en ce qui concerne la pratique de la photographie, la réalisation d’un projet photo personnel mais aussi de toute discipline dans laquelle il faut fournir un minimum d’effort pour obtenir un résultat, c’est celle du temps. « Je n’ai pas le temps »

Le cerveau humain est passé professionnel dans l’invention de mensonges de ce type. Il vous dirigera toujours vers la solution de facilité et inventera n’importe quelle tâche pour vous détourner de ce qui est réellement important pour vous.

Que vous en ayez conscience ou non : Le manque de temps, c’est un manque de priorité. Le temps, vous le possédez déjà, nous disposons tous du même nombre d’heures dans la journée.

Vous n’avez pas toujours besoin de bousculer votre emploi du temps pour photographier.

Si vous êtes vendeur sur les marchés, vous pouvez photographier vos clients, face à vos produits. Que vous soyez conducteur de train, vétérinaire, libraire, moniteur.ice de ski, employé.e de bureau. Il y a de nombreuses manières de transformer ce travail dans lequel vous passez tant de temps en photos impactantes et en faire un projet.

Et pour cela le seul effort à procurer est celui d’amener avec vous de quoi photographier, un petit appareil léger de préférence, ce sera plus simple, mais c’est à vous que cette décision appartient.

Qui est le/la mieux placée pour photographier son métier que vous qui l’exercez ?

En utilisant cette méthode de travail, vous n’aurez pas besoin de changer la façon dont vous planifiez votre journée pour prendre des photos ; au contraire, votre pratique de la photographie vous suivra tout au long de celle-ci.

La facilité d’accès à son sujet

Votre travail vous donne accès à des lieux, personnes auxquels les autres photographes n’ont pas accès.

Privilégiez un sujet à votre portée.

Parfois, la partie la plus difficile d’un projet est d’obtenir l’accès aux lieux ou aux personnes que l’on souhaite photographier.

Si votre sujet est accessible, ou que vous pouvez y retourner facilement sur
une longue période de temps, c’est un avantage considérable. S’il faut faire 10h d’avion pour pouvoir poursuivre le développement de son projet photo il y a moins le droit à l’erreur sur place et donc une moins grande amplitude d’évolution que si vous pouviez shooter régulièrement un sujet près de chez vous et apprendre au fur et à mesure la direction que vous voulez prendre et les résultats que vous attendez.

Plus il est difficile de commencer à photographier, moins vous serez enclin à prendre des photos.

La proximité du lieu sur lequel vous développez un projet permet de pouvoir s’y rendre pour s’imprégner de l’ambiance, prendre connaissance des similitudes et différences selon les périodes de l’année, les évènements, conditions de luminosité, comportements.

Posez vous la question :

Quels sont les lieux et les personnes auxquels moi seul peut avoir accès et photographier ?

En l’occurrence votre travail, vous y retournez tous les jours alors pourquoi pas en tirer une expérience photographique ?

Vos collègues vous connaissent déjà, ils sont habitués à votre présence

Il est souvent plus simple de nouer des liens et proposer des portraits lorsque nous appartenons déjà à l’environnement que nous photographions.

Voici un projet que j’aimerais vous faire découvrir.

Il se nomme PSPG et c’est le projet de Medhi Bouchareb qui est un photographe membre du discord dont je fais partie qui regroupe de nombreux photographes passionnés par cette démarche de création de projets photo.

Le lien pour le rejoindre est juste ici https://discord.com/invite/tnCpAZy

Le PSPG qu’est ce que c’est ? C’est le Peloton Spécialisé de Protection de la Gendarmerie.

Medhi a voulu conserver une trace de ce passage dans cette unité. Il y a été affecté le 1er Août 2019.

J’aime particulièrement cette collection de portraits dont les visages cagoulés ne laissent apparaître que les yeux des sujets. Le cadrage frontal et répétitif sous forme de grille permet de souligner la variation, les différences, ainsi que la puissance et la diversité des regards.

Il n’y a pas que des portraits dans son projet, dans celui ci figure également des instants de vie de cette unité, des entraînements, séances de tirs.

Je vous laisse ici le lien vers son compte instagram si vous souhaitez le suivre : https://www.instagram.com/mehdibouchareb_/

Dans la même veine, j’aimerais vous faire découvrir ce photographe talentueux qui commence à être reconnu.

Arnold Odermatt, le policier photographe

Arnold Odermatt est un photographe suisse, né en 1925 et décédé en 2021. En 1948, il revêt l’uniforme et rejoint la police dans le canton de Nidwald.

Un jour, il arrive sur une scène d’accident avec un Rolleiflex afin d’en photographier les preuves pour faire un compte rendu. Ses collègues l’observent de travers, et il est convoqué pour faire un rapport car à l’époque, c’est inhabituel de prendre des photos pour ce genre de tâche, ce sont les croquis qui sont utilisés pour décrire les accidents.

Livret pour Gendarmerie, Police, assurance, croquis accidents de la route

Il réussit malgré tout à convaincre ses supérieurs de le laisser utiliser son appareil photo pour constituer des preuves visuelles plus parlantes que les dessins réalisés auparavant. Evidemment, il en profite pour y ajouter sa touche personnelle.

Cette série d’accidents donne lieu à son projet le plus connu nommé « Karambolage » dans lequel on retrouve des scènes surprenantes de voitures retournées, de carrosseries pliées. Impressionnantes sorties de route superbement photographiées.

Arnold Odermatt
Arnold Odermatt

Au delà de ces accidents immortalisés en noir et blanc Odermatt a également deux projets, nommés « On duty » et « Off duty » que l’on peut traduire par « En service » et « Hors service »

Pendant une quarantaine d’années, il photographie ainsi le quotidien d’un policier suisse dans « On duty ».

Arnold Odermatt – On Duty

On duty regroupe des images qu’il a prise lorsqu’il était en uniforme au travail pendant son service, il documente les petits corps de police avec lesquels il a travaillé et n’hésite pas à faire poser ses collègues.

Off duty regroupe la seconde partie de la vie du photographe, lorsqu’il laisse son uniforme de côté pour retrouver sa famille, en tant que civil et père de famille.

Arnold Odermatt – Off Duty – Stansstad,1963

Nous sommes plus que notre travail, notre identité est bien plus complexe et flexible. N’abandonnez pas votre identité de photographe, emportez là avec vous ou que vous alliez. Que vous soyez en service ou chez vous.

L’auteur Austin Kleon donne le conseil suivant « Don’t throw any of yourself away » que l’on peut traduire par « N’abandonnez ou ne jetez aucune partie de vous ».

L’originalité naît de ce qui ne vous paraît pas du tout original, de votre quotidien. Une journée banale de la vie d’Odermatt est très intéressante et étrangère à de nombreuses personnes qui ne travaillent pas dans les forces de l’ordre et qui n’ont pas vécu à cette époque.

C’est ce que vous devez garder en tête lorsque vous photographiez, vous le faites pour vous mais vous donnez aussi une chance à ces instants, souvenirs d’être vus et expérimentés par d’autres.

Dans 30 ans, quand les personnels auront quitté les lieux, que les bâtiments auront disparu et que la nature aura repris ses droits, que restera-t-il, mis-à-part de vagues souvenirs dans la mémoire des membres du PSPG de Fessenheim ?

Medhi Bouchareb

Lier l’utile à l’agréable

Comment rester artiste quand on doit travailler pour manger :

Borut Peterlin – Flower power

Vous ne vivez peut être pas de la photographie. Ce qui est d’ailleurs le cas pour de nombreux photographes. La plupart des artistes conservent leur emploi et pratiquent leur art sur leur temps libre.

D’autres comme Borut Peterlin ont décidé de poursuivre malgré tout la photographie en tant que profession. C’est ce dont il nous parle dans la vidéo extraite de son talk ci dessous

Cet exemple est assez particulier, car il montre comment un photographe professionnel peut réussir à développer un projet photo personnel.

Borut Peterlin est photographe, mais il doit mettre quelque chose dans son assiette alors il a dû prendre des jobs inintéressants dans lesquels il devait photographier des personnalités politiques. Il nous raconte :

Une chose que je détestais particulièrement, c’était les poignées de main des politiciens, les conférences de presse. Le politicien A rencontre le politicien B ; puis le politicien B rencontre le politicien C et ainsi de suite. Je faisais tellement de photographies « flash for cash » . J’avais l’impression que j’avais acquis toutes ces connaissances pour faire quelque chose, alors qu’il suffit d’un flash, d’un autofocus et d’être présent. J’ai dit non non non, je vais quitter ce travail si je ne trouve pas quelque chose de créatif. J’étais tellement frustré que je me suis dit que s’il y avait une personne au monde capable de trouver de l’art dans cette conférence de presse ennuyeuse, ce serait moi.

Borut Peterlin – talk at fabrica.it

Il s’est senti instrumentalisé, il s’ennuyait et avait la désagréable impression de ne pas être considérer, de travailler à la chaîne pour prendre des photos sans saveur, tout ce qu’on lui demandait c’était que ses images soient nettes et cadrées.

« Une photo pour eux, une photo pour moi »

Alors il s’est dit qu’il allait trouver quelque chose, une manière de créer dans ce contexte restreint. En faisant ça, il trouve un moyen de créer pour lui, de recharger son besoin de créativité dans un contexte de travail rémunéré, et régulé par des règles ennuyeuses.

Il se met à développer la série « Flower Power »

Les visages sont flous, le focus est sur la flore au beau milieu des conférences, des dorures, et des poignées de mains moites.

« Dans cent ans, personne ne connaîtra le nom de ces hommes politiques, mais tout le monde connaîtra le nom de ces fleurs ! »

Marcel Štefančič

Quoi qu’il arrive, Borut Peterlin nous prouve ici avec ce beau projet, qu’il est possible de regarder les choses différemment même dans un contexte, ennuyant au possible et une activité de photographe mécanique qui doit shooter à la chaîne des personnalité politiques.

Ian Weldon – « I’m not a wedding photographer »

Dans la continuité du photographe précédent, découvrons un second photographe qui a réussi à imposer une vision personnelle au sein d’un environnement professionnel.

Ian Weldon est un photographe britannique, et comme le titre de son projet l’indique et le souligne, ce n’est pas un photographe de mariage. Il préfère se définir comme « un photographe qui photographie des mariages ».

Il a commencé à photographier les mariages pour gagner de l’argent, un job alimentaire qui lui permettra de développer des projets photo plus personnels. Jusque là, son histoire ressemble à beaucoup d’autres, mais vous allez voir.

La photographie de mariage est bondée de codes, bien que chaque photographe essaye d’avoir un style qui lui est propre, ceux-ci sont souvent restreints dans leur créativité et obligés de remplir le contrat. C’est à dire de satisfaire les mariés et les invités. Sollicités sans arrêt pour les moments clés comme le baiser, les alliances, ou les photos de groupe.

Ce qui donne souvent un style assez lisse, de belles photos lumineuses qui respirent le bonheur, et doivent dépeindre les mariés sous leur meilleur jour. Pas un pas de travers n’est toléré, les photographies représenteront les souvenirs de cette journée dans le futur.

Weldon finit par se lasser de ces conventions et il décide de briser les règles pour créer un projet plus vivant. Comment-a-t-il fait ? Le challenge n’est pas une mince affaire, la photo de mariage est un sujet vu et revu.

J’ai pris quelques photos de la manière dont on s’attend à ce que cela soit fait : des portraits, des photos de groupe interminables, des ordres donnés aux gens, et je n’ai pas vraiment aimé cela. À ce stade, j’avais commencé à m’intéresser à l’histoire de la photographie et je lisais beaucoup. Je pense que le fait de comprendre les idées de la photographie et d’essayer de les appliquer à un genre qui est tellement ancré dans la tradition et l’esthétique populaire m’a aidé à trouver une voie.

Ian Weldon

On note dans ce qu’il dit qu’il est tombé dans les livres photo et l’histoire de la photographie, ce qui est souvent un déclencheur de changement.

Les traditions et les institutions ne m’intéressent pas. Ce ne sont pas les mariages en eux-mêmes qui m’intéressent, mais d’abord les gens, les contextes sociaux et ce que j’ai appris sur moi grâce à eux.

Ian Weldon – https://i-d.vice.com/fr/article/8xz33x/nouveau-protege-de-martin-parr-ian-weldon-est-le-photographe-de-mariage-le-plus-cool-du-monde

Il nous invite en coulisses et ne se gêne pas pour montrer ce qui se déroule réellement pendant le mariage.

Un dernier coup de repassage sur la robe !

www.ianweldon.com

L’amertume du cocktail

Le dernier toast que personne n’ose manger

Il n’est plus question de perfection, mais de saisir l’instant, les situations sociales.

Les mariages ne sont qu’une toile de fond pour ses photographies, c’est pour cela qu’il n’est pas « photographe de mariage ». Il a réussi à se détacher de ce label et de ce que l’on attend d’un photographe.

Dans son projet, il regroupe de nombreux clichés de différents mariages et fige ces moments décalés que nous vivons tous dans les fêtes mais sur lesquels nous ne nous attardons pas.

Ian Weldon a attiré l’attention du photographe britannique bien connu Martin Parr qui apprécie son œuvre et en regardant ses images de plus près, on comprend pourquoi. Ces deux là ne partagent pas que la même nationalité.

Martin Parr

Celui ci dira à propos de Weldon :

« Voici un photographe qui photographie les mariages tels qu’ils sont vraiment : des événements familiaux comiques, avec trop d’alcool et des choses folles qui se produisent »

Martin Parr

Et si vous vous interrogez sur qui aurait envie d’avoir ce genre de photos de leur mariage, il vous répond :

Tous les couples avec lesquels je travaille me disent qu’ils ne cherchent pas spécifiquement à avoir un photographe de mariage à leur réception, donc je sais qu’ils cherchent quelque chose de différent. Ils s’intéressent presque tous à la photographie, ou à l’art, et comprennent l’importance de la vraie photographie. Ce que je fais n’est pas du goût de tous et je ne m’attends pas à ce que tout le monde comprenne. La plupart des gens s’en moquent et veulent juste de belles photos pour le jour de leur mariage. Très souvent, c’est la seule fois où ils sont amenés à faire appel à un photographe.

Ian Weldon

Chris Shaw : La vie d’un portier de nuit

Chris Shaw lui, a été portier de nuit pendant plus de dix ans à Londres. Ce qui n’est pas sans rappeler le premier job de l’artiste et rappeur Orelsan, qui était veilleur de nuit avant de connaître le succès.

Tout ce qu'on a appris sur Orelsan en regardant "Ne montre jamais ça à  personne" - Jack
Jeune orel

En 2006, il sort ce livre « Life as a night Porter » qui devient le recueil d’images d’un hôtel imaginaire.

Life as a Night Porter

Dans ces différents hôtel, toutes les nuits, Shaw en voit de toutes les couleurs mais photographie toujours en noir et blanc et majoritairement à la verticale avec son instamatic.

« Je m’assommais pendant quelques heures avec de l’alcool et je me réveillais à temps pour aller travailler. La sonnerie retentit toute la nuit. Vous êtes d’astreinte pour le service d’étage et les livraisons arrivent tôt le matin. C’est une activité intense avant même de prendre en compte le désordre habituel – des clients enfermés hors de leur chambre et errant à moitié nus, des disputes, des gens en colère, des bagarres. C’était une existence assez surréaliste ».

Chris Shaw

Ces images, il les capture sans prétention, son seul but est de vaincre la fatigue et surmonter l’ennui.

“J’ai juste pris des photos pour me tenir éveillé. »

Chris Shaw

Sur les portraits figurent le staff de l’hôtel, les clients, les prostituées. Il photographie dans un état de jet lag permanent. Epuisé par ses longues heures de travail, il boit et photographie.

Sa fatigue se reflète dans les images qu’il tire toujours lui-même dans sa chambre noire. Il fait des erreurs, pour la plupart involontaires, traces de doigts dans l’émulsion, oublier le tirage dans le révélateur. Il s’attache à ces « erreurs », à ce style de tirages.

La somme du livre est en fait un hôtel de ma propre imagination construit à partir de plusieurs hôtels dans lesquels j’ai travaillé et d’autres dans lesquels j’ai séjourné en tant que client payant. En réalité, ces hôtels ne ressemblent que très peu, voire pas du tout, aux photos que j’ai prises. Tout dépend de la façon dont on voit les choses. D’après mon expérience, le paradis et l’enfer sont des lieux situés ici même sur terre, et vous pouvez séjourner dans l’un ou l’autre.

Chris Shaw

Il précise bien, qu’il a photographié sa manière de voir et de se représenter ces hôtels dans lesquels il a travaillé, pas la réalité. C’est le propre de tout bon photographe artiste, interpréter la réalité, la distordre pour lui faire exprimer ce que l’on ressent à son contact.

Jusqu’à maintenant, nous avons vu des projets de photographes qui ont photographié leurs emploi. Maintenant, je vous propose de nous pencher sur celui d’une photographe qui a délibérément choisi le sien pour réaliser un projet.

Choisir son job en fonction de ce que vous souhaitez photographier

La photographie, une excuse pour assouvir sa curiosité

Le projet que je vais vous présenter maintenant reste dans le domaine de l’hôtel, mais la photographe Sophie Calle, elle, n’occupe pas le même poste que Chris Shaw et ne photographie pas aux mêmes heures.

Sophie Calle : « L’hôtel »

The Hotel | Conscientious Photography Magazine

Ne vous êtes vous jamais posé la question en arrivant dans une chambre qui n’est pas la vôtre ? Qui a dormi ici ? Que s’est-il passé dans cette chambre ? Les murs ont peut-être des oreilles mais ils n’ont pas d’yeux.

Pour son projet, Sophie Calle réussit à obtenir une place de femme de chambre dans un hôtel vénitien. Elle y restera trois semaines, pendant lesquelles elle photographiera les 12 chambres des clients de l’hôtel pendant leur absence.

Elle cache son appareil photo et son magnétophone dans son seau pour les introduire sans éveiller les soupçons. En faisant cela, elle essaye de les comprendre, qui sont ces gens ? Que pouvons nous déduire de leur vie en regardant l’état de leur chambre ?

Ce qui l’a amené dans cet hôtel, c’est son projet précédent dans lequel elle suit des inconnus dans la rue, dans leurs trajets quotidiens après s’être posée la question « Ou-vont ils ? » . Elle décide finalement après un temps de lier son destin à celui de cet homme qu’elle croise par hasard. Un dénommé Henri.B. Pour découvrir sa ville, Paris, à travers ses désirs et ses obligations de déplacement.

Elle le suit dans Paris et apprend en épiant une conversation qu’il se rendra à Venise, alors elle prend elle aussi un billet d’avion. Et son enquête commença pour retrouver sa trace, jusqu’à l’obsession puis coupa tout contact du jour au lendemain quand elle se rend compte que c’est allé trop loin. Ce qui donnera le projet « Suite vénitienne »

Frustrée par l’impossibilité de découvrir les affaires personnelles de l’homme qu’elle avait suivie, ses objets, ses vêtements, elle décida de se faire embaucher pour enquêter sur les clients d’un l’hôtel avec son appareil photo.

Son acte est celui d’un vol à caractère photographique, elle dérobe l’intimité de ces clients de l’hôtel à travers la disposition de leurs vêtements dans la pièce, l’intérieur des placards, le contenu de la poubelle. Elle prend des photos, nettoie puis s’en va.

Assignée à douze chambres au quatrième étage, elle enquête sur l’état de la literie des invités, leurs livres, journaux et cartes postales, parfums et eau de Cologne, vêtements de voyage et costumes pour le carnaval. Elle photographie méthodiquement le contenu des placards et des valises, examinant les détritus dans la poubelle et les articles de toilette disposés sur le lavabo. Elle découvre leurs dates de naissance et leurs groupes sanguins, des entrées de journal, des lettres et des photographies.

Sophie Calle a l’habitude d’introduire ses observations aux côtés des photographies.

Chambre 46

Lundi 16 février, 11 heures. J’entends un rire de femme provenant de la chambre 46. Le groom frappe à la porte, apporte le petit déjeuner pour deux personnes et s’en va. Je monte dans la chambre pour écouter.

Elle dit : « Oh ! c’est charmant. »

Il répond : « Mais n’importe qui peut faire ça. »

Elle dit : « C’est du chocolat comme je l’aime. » Il rit à gorge déployée.

Lorsque je reviens dix minutes plus tard, le sujet de conversation est toujours le même.

12h30. Le groom frappe à leur porte, prend le plateau et s’en va.

Elle écoute les disputes et les amours. Elle récupère une paire de chaussures dans la poubelle et prend deux chocolats dans une boîte de bonbons négligés, tout en ne touchant pas aux cachettes d’argent, de pilules et de bijoux. Son vol se fait par l’œil de l’appareil photo, observant les détails qui n’étaient destinés ni à elle, ni à nous.

Comment réaliser des portraits sans montrer un seul visage

American interiors – ML Casteel

De la même manière que Sophie Calle photographie les affaires des résidents d’un hôtel, ML Casteel nous embarque lui à l’intérieur des voitures de vétérans de guerre.

ML Casteel – American Interiors

Quand j’ai découvert son projet, j’ai eu une surprise. Pourquoi ? Parce que bien que, son projet « American interiors » est similaire à mon projet « Paysages automobiles » dans lequel je photographie en grande partie les voitures de mon grand père.

Voici l’intérieur de la voiture de mon arrière grand père.

Aymeric Costa Real – Paysages automobiles

Dans ce projet je traite l’intérieur des voitures de mon entourage comme des paysages à part entière. Je photographie portières, rétroviseurs, pédales, boucles de ceinture ainsi que les objets qui peuvent y traîner.

Aymeric Costa Real – Paysages automobiles

Nos deux projets ont une esthétique similaire mais n’ont pas une origine commune.

Comment ML Casteel s’est-il retrouvé à photographier l’intérieur de ces voitures ?

Il raconte son projet dans une interview pour Lensculture menée par Coralie Kraft :

https://www.lensculture.com/articles/m-l-casteel-american-interiors

CK: J’ai lu que vous aviez créé cette série – American Interiors – alors que vous travailliez comme valet. Pouvez-vous me dire comment ce travail a catalysé le projet ?

MLC: Je venais de revenir en Caroline du Nord et j’avais besoin d’un emploi. J’ai passé un entretien pour garer les voitures à l’hôpital des anciens combattants – c’était il y a une dizaine d’années – et j’ai fini par devenir directeur du service de voiturier, ce qui fait que je passais plus de 50 heures par semaine à l’hôpital. J’étais la première personne que les gens voyaient lorsqu’ils arrivaient à l’hôpital, et j’ai donc tissé des liens avec de nombreux patients et les membres de leur famille. Certains d’entre eux venaient assez fréquemment – quotidiennement pour quelques-uns – et j’ai donc appris à les connaître.

L’initiative de photographier l’intérieur de ces voitures est née d’une conversation entre le photographe et une personne concernant la nature de son travail. Alors qu’il expliquait gérer un service de voiturier, son interlocuteur répondit :

« Je suis sûr que vous voyez de très belles voitures. Vous conduisez des Lamborghini ou quelque chose comme ça ? »

Lorsqu’il précisa qu’il travaillait en réalité à l’hôpital des anciens combattants, la conversation changea radicalement. Son ami supposa alors que les voitures devaient être dans un état lamentable.

ML Casteel – American Interiors

Ce simple échange amena le photographe à réfléchir à son quotidien et toutes ces heures passées dans ces véhicules. Après tout ce temps à conduire et à garer ces voitures souvent délabrées, il se rendit compte qu’elles reflétaient quelque chose de plus profond. Il prit alors conscience que l’état des véhicules était probablement révélateur de situations plus larges.

C’était un peu comme regarder dans le placard ou la commode de quelqu’un, mais cela leur permettait aussi d’avoir plus d’intimité, d’une certaine manière. J’ai fini par me dire : « Pourquoi ne pas faire la même chose avec les voitures que je conduis tous les jours ? » J’ai donc commencé à emporter mon appareil photo au travail. J’ai pris des milliers de photos.

ML Casteel interviewed by Coralie Kraft

Le projet a commencé de manière totalement différente

Il se rendit compte que ces intérieurs étaient plus révélateurs de l’histoire qu’il voulait raconter que les simples portraits des vétérans qu’il avait entrepris de capturer de manière documentaire.

Lorsque je me suis assis avec tous ces portraits et que je les ai regardés, j’ai réalisé qu’ils ne me répondaient pas.

ML Casteel interviewed by Coralie Kraft

Chaque voiture devient alors le témoin silencieux d’un passé tumultueux, racontant les voyages, les combats et les sacrifices de ceux qui les ont conduites.

ML Casteel – American Interiors

J’ai pour coutume de dire que les idées sont métamorphes. Elles ont la capacité de changer de forme, de se modeler à la volonté de leur auteur.

Nous commençons toujours à photographier pour un projet, sans savoir vraiment ce que nous allons faire ou en ayant une vague idée. Cette idée sera invariablement transformée au cours du processus de création. La création de projets photographiques, c’est avant tout un processus itératif. Que ce soit au niveau du sujet à la prise de vue, comme dans cet exemple ci, qui a changé, ou au niveau de l’édition du projet. Lorsque vous aurez fini de photographier, l’idée de départ sera à peine reconnaissable

Peut être que votre prochain sujet photo est beaucoup plus proche de vous que vous ne le pensez.

Découvrons ensemble maintenant un dernier photographe, Ryan Weideman, qui tout comme ML Casteel était lui aussi assis en plein cœur de son sujet depuis tout ce temps.

Ryan Weideman : Quand un chauffeur de taxi devient photographe

Le taxi : un lieu de rencontres

On reste dans la voiture avec Ryan Weideman, un photographe qui arrive à New York en 1980 avec son diplôme des Beaux-Arts de Californie en poche et le désir de devenir photographe professionnel. Contrairement à Borut Peterlin ou Ian Weldon, dont nous avons vu les exemples plus haut, Weideman décide de devenir chauffeur de taxi pour payer son loyer.

Il commence à photographier dans son taxi. Seulement quatre ans après la sortie du film culte réalisé par Scorcese : « Taxi Driver ».

Robert de Niro dans son taxi, pendant le tournage de Taxi Driver

Son taxi se transforma en studio et il photographia ainsi ses passagers et ce pendant une trentaine d’années ! Les isolant de la rue pour leur tirer le portrait en début ou fin de trajet.

Weideman s’intègre volontiers dans l’image, on le voit apparaître sur bon nombre de ces clichés. Après tout, qu’est ce qu’un taxi sans son chauffeur ?

En 1990, il prend le poète Allen Ginsberg en stop, celui ci compose à la va vite un vers sur le reçu :

« Le siège arrière d’un taxi new-yorkais est un zoo humain. Ryan Weideman, taxi-dermiste, a monté ces espèces humaines avec humour, audace et précision ».

Allen Ginsberg

Ginsberg joue sur les mots et compare Ryan Weideman a un taxi-dermiste, qui fige la jungle New-Yorkaise à l’aide de son appareil.

Passager solitaire, ou groupe agglutiné à l’arrière. Hommes, femmes, enfants, animaux. On rencontre tous types de personnes dans son habitacle. La nuit les gens sont fous, ils se laissent aller. Certains ne prêtent pas attention à lui, d’autres discutent, lui font la conversation. Il est le compagnon d’un trajet.

Weideman a monté une lampe stroboscopique sur le pare-soleil de la cabine à l’aide d’élastiques. Il flashe ses passagers, qu’il ne reverra pas pour la plupart. Malgré l’aspect apparent brutal de ces uppercuts lumineux pour le sujet, il demande la permission la plupart du temps.

Utilisez votre vie quotidienne pour créer un projet

Ne suivez pas votre passion, mais emportez-la avec vous où que vous alliez.

Il n’est pas nécessaire de prendre l’avion pour faire de bonnes photos. C’est ce que j’évoque dans mon article sur la photographie en voyage dans le chapitre « La recherche excessive de l’exotisme en photographie ».

Il n’est pas non plus nécessaire d’avoir beaucoup de temps libre pour réaliser un projet photo remarquable.

Votre travail peut vous permettre d’accéder à des lieux et à des situations que personne d’autre n’a pensé à photographier. Il y a de fortes chances que ce que vous voyez tous les jours, personne d’autre ne l’ait vu de la même manière. Votre vie est remplie d’opportunités photographiques uniques.

Photographier, c’est redécouvrir ce que l’on ne soupçonnait pas être déjà sous nos yeux.

Merci à tous d’avoir lu l’article jusqu’au bout ! Maintenant dites moi en commentaire, dans quoi travaillez vous ? Est-ce que vous avez déjà pris des photos au travail ? Et si non, est-ce que vous allez essayer ?

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