Catégories
Art Art conceptuel Peintres Peinture Photographes Photographie Projet photo

Quand l’art recouvre la réalité pour mieux la révéler

L’art conceptuel, de l’apparence à la conception

En ce moment, je m’intéresse aux différentes manière de faire de la photographie un art.

La photographie est souvent considérée comme un art dont l’intérêt est relégué à son aspect esthétique. Les photographes y recherchent la composition, et plus largement peut être, la beauté dans tout ce qu’elle puisse signifier.

En d’autres termes la recherche du « plaisir des yeux ».

Marcel Duchamp, dont nous avons tous entendu parler, révolutionne l’histoire de l’art en 1917 avec son très célèbre urinoir « Fontaine ».

Dans une attitude de provocation, il soumet cette œuvre au salon qui la rejette pourtant malgré le fait spécifié que toutes les œuvres seraient admises et exposées.

Il ouvre ainsi une brèche dans le monde de l’art. Certains photographes décident alors de s’y engouffrer, et de se détourner de la réalisation d’œuvres purement « rétiniennes ». L’objectif de Duchamp est d’ouvrir les possibilités et d’assassiner symboliquement l’art rétinien.

La photographie commence alors à être utilisée comme un simple outil pour poser des questions. Les artistes conceptuels ne se définissent que rarement comme photographes même si certains d’entre eux utilisent la photographie. C’est le cas de Joseph Kosuth. Pour eux la photographie n’est qu’un moyen.

Joseph Kosuth, « une et trois chaises »

Une chaise en bois, une photographie de la chaise et agrandissement photographique de la définition du mot « chaise » dans le dictionnaire.

Voici l’oeuvre de Kosuth. Une triple représentation pour révéler une quatrième chaise invisible.

1965, Joseph Kosuth « One and three chairs »
Un concept qui prend une nouvelle forme à chaque nouvelle installation

Cette œuvre n’est donc pas à propos d’une chaise spécifiquement mais du concept de ce qu’est une chaise. L’installation prend de multiples formes dans chaque nouveau lieu d’exposition. Ce n’est pas toujours la même chaise qui est présentée, photographiée.

En 1929, le peintre René Magritte nous avait déjà averti avec son tableau « La trahison des images », plus connu sous le nom de « ceci n’est pas une pipe ».

La trahison des images – René Magritte (1929)

L’image y trahit le spectateur dans le sens ou elle brouille les frontières de la réalité. Lorsque l’on regarde la photographie d’une chaise dans l’œuvre de Kosuth et que l’on demande à quelqu’un ce qu’il ou elle voit, la personne interrogée répondra une chaise, réponse identique à celle donnée face à la chaise en tant qu’objet.

Même chose pour la pipe de Magritte. Bien qu’elle soit peinte et non matérielle, c’est une pipe que nous voyons, nous la désignons donc comme telle. Le langage ne fait aucune distinction entre les trois chaises, aucune distinction entre la pipe peinte et la pipe réelle.

Nous arrivons donc au cœur du sujet de cet article :

Recouvrir la réalité par la représentation de celle ci

Victor Burgin – Photo path

Entre le monde de l’image, et le réel il n’y a qu’un pas. Voici ce que je choisirai comme phrase si je devais vous résumer cette œuvre de Victor Burgin.

Victor Burgin, Photopath (1967-69), installation view at the Institute of Contemporary Arts, London, 1969. Courtesy of the artist and Cristin Tierney Gallery, New York.

Photo path, qu’est ce que c’est ?

« Un chemin le long du sol, de proportions 1×21 unités, photographié. Les photographies sont imprimées à la taille réelle des objets et les tirages sont fixés au sol de manière à ce que les images soient parfaitement congruentes avec leurs objets ».

Autrement dit littéralement un chemin photographique. Des images du sol se superposent au sol lui même.

Installation view: Victor Burgin: Photopath, Cristin Tierney Gallery, New York, 2023. Courtesy the Artist and Cristin Tierney Gallery. Photo: Elisabeth Bernstein.

En le photographiant avec la lumière du jour qui se reflète dans le parquet, le chemin photographique se révèle.

Joseph Kosuth met en parallèle les différentes représentations de la réalité. La chaise, l’image d’une chaise puis sa définition écrite. De manière plus directe Victor Burgin superpose, le réel à son image. En mettant un pied sur ce « photo path » on ne marche pas seulement sur le réel, mais sur sa représentation elle-même.

Kenneth Josephson

En 1976, le photographe Kenneth Josephson a lui aussi la même idée.

Photographier une surface plane comme un mur, tirer la photo taille réelle et l’accrocher à l’endroit exact ou elle a été prise. L’image photographique recouvre alors la réalité et la révèle par la même occasion.

Chicago 1976

Ces recherches m’ont amené à découvrir d’autres types d’artistes :

La sur-peinture de Bertrand Lavier

La photographie n’est pas la seule à user de ce procédé de recouvrement du réel, l’artiste Bertrand Lavier s’est lui aussi posé les mêmes questions.

Bertrand Lavier est un artiste plasticien contemporain né en 1949. Qu’on inscrit d’ailleurs souvent dans la lignée de Duchamp et Kosuth.

Dès 1980, il ouvre « un chantier » (c’est ainsi qu’il aime appeler ses projets), des objets peints. Il se met à recouvrir différents objets du quotidien d’une épaisse couche de peinture tout en reproduisant leurs couleurs d’origine.

Gabriel Gaveau – Bertrand Lavier

C’est le cas par exemple de ce piano repeint dans ses couleurs d’origine. On remarque la présence de la peinture par une surcouche qui s’accumule et dessine la surface de manière presque sculpturale.

Cette trace pâteuse, rappelle la « touche Van Gogh ». Van Gogh qui en peignant régulièrement à la hâte à l’extérieur dans les champs se voyait souvent dans l’obligation de peindre dans le frais, avec des geste vifs ce qui laissait également des traces similaires.

Cette peinture frénétique travaillée en pleine pâte est devenue son style caractéristique. Comme on peut le voir ici dans les détails de son célèbre tableau « La nuit étoilée ».

Stars (detail), Vincent van Gogh, The Starry Night, 1889, oil on canvas, 73.7 x 92.1 cm

En repeignant de la même couleur l’objet d’origine, Bertrand Lavier pose les questions suivante : Qu’est ce qui fait d’un objet une œuvre d’art ? La peinture suffit-elle à faire l’œuvre ?

L’objet disparaît-il sous la peinture ou son essence apparaît-elle grâce à celle ci ?

Cette pratique attire l’attention sur l’objet qui se situe en dessous-même de sa représentation. Il est à la fois plus visible et dissimulé. Nous savons tous que nous avons un piano sous les yeux, pourtant recouvert d’une telle manière de peinture, il change de dimension.

Chaises, extincteurs tout y passe. En tant que passionné de photographie, je dois avouer que l’une de mes œuvres favorites de cet artiste est évidemment l’appareil photo repeint.

Claude Rutault, l’homme qui a peint les toiles de la couleur des murs sur lesquels il les a accrochées

Si je devais vous résumer en une seule ligne le travail de cet artiste, je ne pourrais pas trouver mieux que le titre de cette partie. Mais on va essayer d’aller un peu plus loin pour que vous compreniez exactement son travail.

Claude Rutault est un artiste français né en 1941 et décédé récemment en 2022 à l’âge de 80 ans. On peut le qualifier de peintre, mais bien souvent, ce n’est pas lui qui peint ses propres toiles.

Il n’est pas vraiment écrivain non plus, mais l’écriture prend une place majeure dans son œuvre. Il écrit ses toiles plus qu’il ne les peint.

Un jour, en faisant des travaux chez lui, Claude Rutault se met à repeindre un mur de sa cuisine au rouleau. Quand soudainement et sans s’en apercevoir il repeint un petit tableau resté accroché au mur. C’est le déclencheur de toute son œuvre.

Il réfléchit à cet acte commis par erreur et écrit en 1973 la première de ses « définition/méthodes » : « une toile tendue sur châssis peinte de la même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée. Sont utilisables tous les formats standard disponibles dans le commerce, qu’ils soient rectangulaires, carrés, ronds ou ovales. »

En faisant cela, il donne la méthode pour reproduire son geste, comme une instruction à qui voudrait se prendre au jeu.

Les acheteurs de ses œuvres qu’il nomme « les preneurs en charge » achètent le concept, décident d’appliquer l’une de ses nombreuses instructions et de poursuivre la création de l’œuvre.

Ce qu’il est important de noter c’est que l’œuvre n’est pas finie, dès qu’elle change de lieu d’exposition, de mur, elle doit être repeinte par le preneur en charge. L’œuvre doit donc être actualisée.

Si vous souhaitez repeindre le mur, il faudra repeindre la toile. Si vous souhaitez repeindre la toile, il faudra repeindre le mur.

Voici à quoi ressemble une exposition de Claude Rutault

Il efface ainsi la distinction entre la toile et le mur. L’artiste auteur ne décide donc pas du format, de la forme de la toile et de sa couleur, c’est le travail du preneur en charge de l’œuvre.

Au fil du temps Claude Rutault écrira de nombreuses versions de ses définitions/méthodes qu’il réunira dans un livre.

Claude Rutault : De-finitions/methods 1973-2016 - Les presses du réel (livre )

Liu Bolin, l’homme caméléon

J’aimerais vous présenter maintenant les photographies de Liu Bolin. Cette fois ci, ce n’est pas une toile qui se confond avec le mur, mais c’est l’artiste lui même.

Liu Bolin est un artiste chinois né en 1973. Son surnom ? L’homme invisible, et je dois dire qu’il est amplement mérité.

Pas mal, en voici encore quelques unes :

Il se fond dans le décor grâce au body painting. Ce camouflage trompe l’œil prend effet lorsque l’on s’éloigne de quelques pas. Sur certaines de ses images c’est vraiment impressionnant, on le distingue à peine.

L’œuvre finale est le résultat d’un processus multiple, peinture à l’huile, photographie, performance. D’une grande patience pendant la période de body painting et ensuite pour rester immobile durant la performance.

Il explique :

J’ai vécu dans les bas-fonds de la société. Ces années-là, j’ai eu l’impression d’être inutile. En fait, c’est ce sentiment de redondance qui m’a poussé à me cacher dans l’ombre. En outre, en octobre 2005, le Suojia Village International Art Camp a été démoli de force. Ca a été un choc pour moi. Après cela, j’ai créé cette série Hiding in the City pour exprimer ma protestation.

J’essaie d’utiliser cette série Hiding in the City pour exprimer mon monde intérieur et ma compréhension du monde qui m’entoure.

Liu Bolin interview – https://www.mixerarts.com/seeing-is-not-believing

Il est important de noter qu’il possède plusieurs assistants pour lui permettre de réaliser ces performances. C’est en grande partie grâce à eux que cette œuvre a pu voir le jour.

L’arrière plan revêt une importance capitale pou Liu Bolin. Il explique :

Lorsque je choisis l’arrière-plan, je fais toujours attention aux contradictions entre l’arrière-plan et le développement des êtres humains.

Dans mes œuvres, deux facteurs sont combinés : la disparition de mon corps et l’arrière-plan. Par conséquent, l’arrière-plan joue un rôle très important et signifie beaucoup. En Chine, je choisirai certains arrière-plans pour illustrer l’évolution de l’esprit des Chinois et les problèmes découlant de l’évolution de la société.

Liu Bolin

Pour les curieux, voici son vrai visage quand il n’est pas occupé à se camoufler.

Terminons maintenant cet article avec un dernier exemple.

Gillian Wearing, l’artiste qui se cache derrière son propre visage

Gillian Wearing est une artiste britannique pluridisciplinaire née en 1963.

À travers ce projet d’autoportraits, elle décide de revêtir de nombreux masques.

Dans le portrait ci dessous, elle se représente en portant un masque de son propre visage. Tel un serpent qui mue, cette double peau, lui permet de se révéler tout en se dissimulant.

Self portrait, 2000 – Gillian Wearing

Ces masques ne laissent d’ouverture que pour ses yeux qui fixent l’objectif.

Gillian Wearing Self Portrait of Me Now in Mask, 2011

Le titre de cette photographie, autoportrait de moi maintenant. Le maintenant est en constant mouvement. Le présent s’enfuit aussi vite qu’il surgit.

Si elle précise le « maintenant », c’est parce qu’elle ne s’est pas toujours représentée à la date de la prise de vue. Elle a aussi expérimentée des voyages dans le temps. Pour se rephotographier à différentes périodes de sa vie.

Comme cet autoportrait nommé « Autoportrait à 17 ans » pris en 2002, lorsque la photographe a alors 39 ans.

Self Portrait at 17 Years Old, 2003© Gillian Wearing, courtesy Maureen Paley, London

Elle raconte :

« Je me sens très différente de la personne que j’étais à 17 ans. Je ne me reconnais pas vraiment dans ce que j’étais à l’époque, car je ne m’intéressais pas du tout à ce qui m’intéresse aujourd’hui, à l’exception de la musique que j’aimais. La photo n’a pas été difficile à recréer, car je me souviens que je me composais soigneusement, étirant mon corps pour allonger mon cou, ouvrant davantage les yeux pour les agrandir, voulant paraître plus belle que dans la vraie vie, car la photo durerait plus longtemps que mon apparence. J’avais 39 ans lorsque j’ai pris cette photo en 2002 et je n’ai déjà plus du tout la même allure qu’à l’époque. C’est déroutant de penser à mon jeune moi de 39 ans portant le jeune moi de 17 ans encore plus jeune.

Gillian Wearing’s interview – OCTOBER 13, 2015 Text: Maisie Skidmore

C’est donc la deuxième fois qu’elle a 17 ans, lorsqu’elle prend cette photo.

Elle a également porté les masques de sa propre famille comme ce portrait ou elle porte le masque de son père en 2003.

Self Portrait as My Father Brian Wearing, 2003

À la manière des objets repeints de Bertrand Lavier, des toiles de la couleur du mur de Claude Rutault, ou des camouflages de Liu Bolin.

Gillian Wearing, elle, n’utilise pas la peinture mais les masques et la photographie pour recouvrir et recapturer la réalité. Une manière pour elle de se cacher derrière elle même, et peut être ainsi d’en révéler un peu plus sur elle qu’à visage découvert.

Derrière ces masques, c’est elle qui disparaît. En les portant c’est elle qui apparaît.

Voilà c’est la fin de cet article ! Merci à tous ceux qui ont lu jusqu’au bout!

Cet article s’est construit progressivement sur plusieurs mois. Je n’ai pas découvert tous ces artistes en même temps mais j’ai eu une sorte de déclic un jour. Toutes ces œuvres pourtant différentes se rejoignent dans le fond.

Elles essayent de révéler le réel en lui superposant un médium artistique. Elles font réfléchir. C’est toujours un plaisir pour moi quand tout prend sens tout à coup et que je vois un article se concrétiser.

Vous pouvez évidemment me laisser un commentaire pour me donner votre avis ou me dire ce que vous avez pensé du sujet!

à bientôt!

Aymeric.

4 réponses sur « Quand l’art recouvre la réalité pour mieux la révéler »

Excellent article , de tes recherches, ta curiosité et ta réflexion tu nous emmène dans une analyse artistique tellement intéressante en mettant en parallèle des artistes qui redefinissent, ou plutôt agrandissent, posent question sur la notion artistique. Tes articles sont toujours bien documentés, étayés.

Merci beaucoup! Ton commentaire est toujours une source de motivation pour écrire les suivants!

Très intéressant ! Merci de faire les liens pour nous, je me demande s’il n’y a pas d’oeuvres sculptées qui pourraient entrer dans ce thème, même si les objets-peints font déjà en quelques sorte office de sculpture.

Merci, bonne question! Oui, les objets peints sont déjà des sculptures conceptuelles

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.